L’optimisme était de mise à Istanbul
La nécessité d’une pensée optimiste portée sur le monde.
Le 15 septembre 1989 s’ouvrait la première Biennale d’Istanbul. Ce n’est qu’en 1997 pour sa quatrième édition que cette manifestation trouve la forme qu’elle possède actuellement. La biennale conçue par René Block n’est alors plus divisée en pavillon nationaux mais confiée à un directeur artistique ou Curator. Douze ans plus tard, le 8 septembre 2007, la 10ème édition voit le jour avec le commissariat de Hou Hanru*1. A la fin de l’été 2007, quelques jours avant les vernissages de cette gigantesque manifestation, la situation politique de la Turquie fait la une des journaux avec l’élection du Président Gül le 28 Août. Dans un tel contexte la question n’est pas de remettre en cause la forme de la proposition, mais davantage de trouver le commissaire capable d’interroger la place politique de la Turquie dans le monde. Candidate à l’entrée dans l’Europe, le débat est ouvert à travers chaque œuvre présentée. Chacun à son niveau défend ses idées sur le sujet, dans un cadre qui est celui qu’Hou Hanru a mis en place.
Hanru choisit de nouveaux espaces de présentation, des lieux significatifs par leur fonction et leur situation dans la ville. Jusqu’à maintenant la Biennale investissait les lieux touristiques d’Istanbul. Le parcours du visiteur croisait celui du touriste. Le choix de l’implantation de la majeure partie de l’exposition dans l’enceinte des jardins du Palais de Topkapi par Rosa Martinez en 1997 en est exemple. Ce palais situé à Sultanahmet dans le quartier le plus touristique de la ville est un des lieux les plus visités avec la Mosquée bleue et Sainte Sophie. Pour cette 10ème édition, la proposition est tout autre et place le visiteur dans une découverte active de la ville. “Dans ce dédale, il n’est pas toujours facile de trouver les expositions, mais cela offre l’avantage de se perdre en découvrant une réalité de la ville éloignée des circuits touristiques.”*2 Chaque espace est l’occasion de défendre la singularité d’un parti prix distribué dans la globalité de la manifestation.
Le Centre Culturel Atatürk, l’AKM (Atatürk Kültür Merkezi) trône sur la place Taksim au bout de - la plus grande artère dans les hauteurs d’Istanbul - Istiklal Caddesi. Il est le témoin du modèle idéologique de la modernisation turque. Il est pour la même raison très difficile à investir. L’intérieur du bâtiment est chargé d’un décor qu’il s’avère illusoire d’effacer. Le dialogue entre l’architecture et les œuvres présentées est difficile mais l’impasse n’est pas faite sur les relations qu’elles peuvent entretenir, en particulier avec les propositions de Nina Fisher et Maroan El Sani. Les deux artistes investissent les paliers des escaliers donnant accès aux étages. L’architecture sert le dispositif, l’escalier lieu de passage, de transition d’un espace à un autre, s’improvise lieu de projection. En effet avec la vidéo Toute la mémoire du monde présentée par les deux artistes, l’AKM se charge d’un climat emprunt de nostalgie similaire à l’architecture des grands espaces de l’ancienne bibliothèque nationale de France du site Richelieu étrangement dépourvue d’ouvrages. A la question que pose Hou Hanru faut-il bruler ou non ce bâtiment, on est avec la sélection d’œuvres qui s’y trouve moins devant une réponse à la question que devant une pluralité de choix nécessairement référencés par l’histoire du lieux. Erdem Helvacioglu offre une lecture historique et sonore des espaces. Sa pièce spécialement produite pour l’occasion est composée à partir de prélèvements sonores effectués à divers occasions dans le bâtiment. En effet, ce bâtiment construit dans les années trente est au préalable dévolue à l’opéra. Plus tard, il est transformé par l’architecte Hayayti Tabanlioglu pour sa réouverture en 1969. Or le 27 novembre 1970, le bâtiment brûle dans un incendie et ne réouvre qu’en 1978. Depuis lors, il devient le Centre Culturel Atatürk, lieu des plus culturels qui accueille représentations théâtrales, ballets, concerts et expositions. Absent des guides touristiques, l’AKM modèle de l’utopie social ne correspond plus à l’idée que souhaite mettre en avant le gouvernement turque actuel. Malgré son histoire singulière, il risque d’être remplacé par un espace plus en adéquation avec la tendance mondial imposé par le modèle capitaliste. Si ce n’est le château de Disney comme l’écrit ironiquement Hou Hanru*3, l’arrivée d’un espace similaire aux grands centres commerciaux n’est pas impossible. Au rez de chaussée du bâtiment, l’architecture sculpturale d’un Lee Bul se lit nécessairement comme incomplète, subjective, utopique mais dépossédée de son innocence. Lui même écrit qu’une telle vision n’est possible qu’en jetant un regard froid sur les ruines du passé.
Avec le choix d’une structure commerciale comme IMç (Istanbul Textile Trader’s Market) comme lieu d’exposition, World Factory formule une donnée qui tient davantage aux usages repérés dans la ville d’Istanbul. La distribution des produits de consommation n’est en rien similaire à la notre. Chaque quartier possède une spécificité commerciale. Cette particularité est essentielle à la compréhension du déplacement de la population dans la ville. Les œuvres sont visibles dans plusieurs lieux disséminés dans les galeries au milieu des espaces commerciaux où se côtoient vendeurs de tissus, de moquettes et distributeurs de musiques commerciales. C’est en ces lieux que Julien Prévieux montre une sélection de ses lettres de non-motivation et que Jean-Baptiste Ganne couvre un mur des images avec lesquelles il a illustré les têtes de chapitres du Capital de Karl Marx. Jean-Baptiste Ganne affiche une société en décalage avec celle que décrit Marx dans son livre. Comme s’il voulait poser les limites de ce discours à travers son interprétation photographique. Construit à la fin des années cinquante ce complexe est significatif de l’intégration de la Turquie dans le système économique mondial mais s’éloigne peut être lui aussi des préoccupations actuelles en matière de commerce.
Le lieu majeur de la biennale, en regard du nombre d’artistes qui y sont présentés est l’Antrepo n°3. Il offre un point de vue sur la côte asiatique et revendique son ouverture sur le monde. Situés sur les quais, dans le quartier du port sur la même rive que le Palais de Dolmabace, ces entrepôts constituent un ensemble essentiel pour le commerce. D’autant plus que le Bosphore est classé au domaine des eaux internationales. Vide à l’origine, l’Antrepo n°3 n’est que très peu modifié pour l’occasion et conserve son identité. C’est véritablement pour les besoins de l’implantation de chaque œuvre que l’espace se métamorphose. A l’entrée de l’Antrepo n°3 le ton est donné avec le néon Believe in angels de Yang Jiechang placé sur la façade du bâtiment. Dans le quartier de Tophane, un des entrepôts a fait peau neuve en 2004 pour accueillir un musée d’art contemporain, Istanbul Modern. Les deux entrepôts se touchent quasiment et pourtant le parti prix du musée est de créer un évènement simultanée. Soit, mais l’aventure est douteuse lorsque le musée sous couvert de l’histoire des biennales se propose d’installer la pièce de Cildo Meireles dans un contexte qui n’est pas celui initialement prévu pour celle-ci. Même si l’installation en 2003 sur Istiklal Caddeisi pour la 8 ème biennale avait davantage valeur de symbole du fait de son accessibilité restreinte aux heures d’ouvertures des expositions, elle réapparaît cette fois sur le parking du musée et fait figure de coquille vide. En effet, conçus comme quatre espaces distincts d’une maison : la salle de bain, la cuisine, le séjour et la chambre, ils possèdent chacun une fonction différente et sont offerts à l’usage public, aux sans abris pour la version de 2003. En revanche, en 2007 les quatre espaces ne sont accessibles qu’après avoir passé le barrage de la sécurité. Ce choix nous renseigne sur la durée d’impact de la vision d’une poésie de la justice proposée par l’artiste. Ce choix témoigne également de l’écart qu’il existe entre la forme biennale envisagée par Hou Hanru -où chaque artiste s’investit dans une démarche pour répondre à l’invitation - et le musée qui réinvente une histoire figée et fragmentaire des neufs biennales passées. Que pense Dan Cameron*4 de cette nouvelle présentation ?
Le débat est ouvert lors du symposium tant sur des idées aussi insaisissables que le passé, le présent et l’avenir des biennales que sur la supposée récente impact de la mondialisation. Or ce que révèle l’agencement opéré dans l’Antrepo n°3 fait figure d’actualité et peut rapidement être assimilé à l’ambiance, aux usages de grandes métropoles comme Istanbul. Lorsque Hou Hanru en 2001 donne sa vision d’un art futur, il écrit « L’art sert idéalement à montrer du doigt l’entropie d’un monde qui, lui-même, se développe et se sature à la vitesse grand V »*5 C’est chose faite en 2007 à travers la déambulation dans cet espace d’exposition où chaque médium se côtoie. L’analogie est manifeste et est assimilé à nos déplacements dans ces grandes métropoles. Au centre du bâtiment Border palace l’architecture mouvante d’Alexandre Perigot permet au visiteur de transiter vers l’autre partie. Cinq plateaux circulaires en diamètre desquels sont montés une cloison font du parcours un espace de latence où se révèlent différents niveaux de notre expérience du monde. La déambulation n’est pas aisée dans ce dédale de cimaises. Seuls les sons extérieures pénètrent parfois l’espace et nous informe de la permanence d’un monde extérieure. La bande son diffusée dans l’installation est réalisée par Simon Fisher Turner contribuent au fur et à mesure du trajet à la perte des repères et à l’implication grandissante du spectateur dans l’univers plastique de l’artiste. L’espace musicale est composé d’un agencement simultané de morceaux de plusieurs groupes musicaux des pays de l’Europe frontalière. Par analogie cette composition est assimilée à notre expérience frontalière. Ce faisant l’expérience que l’artiste nous fait vivre met en friction une culture musicale et un graphisme bleu réalisé par Jocelyn Cottencin. La disposition des lettres ne répond à aucune logique, c’est dans le parcours que l’artiste nous offre la possibilité de reconstituer visuellement les noms des groupes tels que Agaskodo Teliverek*6.
Santralistanbul pourrait être l’autre alternative à la question que pose Hou Hanru*7. Du point de vue du projet les initiatives ne manquent pas et révèlent une réel désir de tourner le public vers l’art contemporain et de se conformer au modèle européen.
*1 Né en 1963 à Canton en Chine. Hou Hanru est critique d’art et commissaire d’exposition. Il a était commissaire de Nuit blanche à Paris, de la Biennale de Tirana en Albanie, de Out of Sight à Amsterdam, de la Triennale de Canton et est actuellement directeur du San Francisco Art Institute.
*2 MICHARD, Martine, FERRES, Eva, et SAINT-PIERRE, François, Istanbul, l’optimisme nécessaire, Multiprise, courants artistiques en Midi-Pyrénées, n°8, décembre 2007, pp.12-14.
*3 “They are all going to be replaced by ‘classical’ styles : the former will hark back to its original castle-like state, and a Disneyland-like commercial centre will substitute the later.” extrait du cataologue de la biennale Not Only Possible But Also Necessary Optimism In The Age Of Global War, 10th International Istanbul Biennal, Hou Hanru, Istanbul, Atatürk Cultural Centre, Istanbul Textil Traders’ Market, Antrepo n°3, 25 spots across the city, Santralistanbul, 8 septembre – 4 novembre 2007, Istanbul, Istanbul Foundation for culture and arts, 2007, p. 35.
*4 commissaire ayant invité et suggérer la pièce de Cildo Meireles comme significative de la huitième biennale qu’il avait en charge.
*5 GERZ, Jochen, Anthologie de l’art, Marion Hohlfeldt (dir.), trad. française Frédérique Hall, Georgia Hunt, Arles, Analogues, 2007, pp. 32-34.
*6 Agaskodo Téliverek est un duo de guitaristes hongrois londoniens, Miklos Kemecsi et Tama Szabo auquel s’est joint en 2007 la chanteuse japonaise Hiroe Takei. Leur premier album, essentiellement composé et joué par l’ex-comptable Kemecsi est sorti en Octobre 2006. On y entend une sorte de disco rapide lyrique, ornementé de moult parties de guitares et de subtils sons synthétiques avec quelques passages de reggae ou de ballades étranges.
*7 « Est-ce que le monde non-occidental peut encore réinventer des modèles de modernisation afin d’affronter les défis de la mondialisation qui sont déterminés par le capitalisme libéral et dominés par les puissances occidentales ? »